vendredi 4 février 2011

Le Cauchemar de Fuseli au Louvre, un imbroglio sémantique

Cela me faisait tiquer depuis longtemps, de voir ces grandes affiches avec Le Cauchemar de Fuseli pour une exposition du Louvre intitulée l'Antiquité rêvée... Je ne suis pas toujours pas allé la voir, cela ne devrait tarder, mais cette vidéo réalisée par Télérama a néanmoins achevé de me convaincre de deux ou trois choses.

Fuseli, Le Cauchemar, 1782, Detroit, Institute of Arts

Guillaume Faroult, commissaire scientifique de l'exposition, nous y explique dans un premier temps qu'il “n'y a aucune clé, dans la littérature, le folklore ou la mythologie qui puissent nous aider à comprendre tout de suite l'identité des personnages”. Gasp. Dans la littérature et la mythologie, passe encore, mais la figure du cauchemar dans le folklore, qu'en fait-on? Je me permets ici de renvoyer à mes trois billets au sujet de ce tableau. Le cauchemar est quand même une figure folklorique relativement connue à l'époque, et même si ce n'est pas un sujet des plus populaires, il ne faut pas oublier que Fuseli s'adresse essentiellement à un public choisi, capable de comprendre ses allusions à Shakespeare (qui lui-même réutilise le folklore dans ses pièces, mais bref) ou même à l'essai médical de John Bond sur le sujet (mais de cela, M. Faroult n'en parle pas, sans doute n'en a-t-il pas eu le temps). Mais bizarrement, un peu après, M. Faroult ajoute que le démon avait pu être interprété comme étant un incube, figure du folklore démoniaque occidental (“septentrional”, ajoute-t-il, alors que l'auteur du principal traité connu sur les incubes, Ludovico Sinstrari, est un inquisiteur italien, mais passons). Il faudrait savoir, folklore ou pas folklore? Possibilité d'interprétation ou non?
Ne soyons pas injuste envers M. Faroult, je pense que nous pouvons tomber d'accord sur le fait que la clef du tableau de Fuseli n'est pas d'accès aisé et demande une certaine érudition. De là à dire qu'il n'y en a pas, c'est aller un peu loin, et revenir à dire que le tableau est incompréhensible... ce qu'il n'est pas: il est tout au plus mystérieux parce que plusieurs clés empruntées à plusieurs domaines (littérature, folklore, médecine...) y donnent accès sans véritablement se contredire. Ce qui est la marque du fait que ce n'est pas un tableau simplement allégorique, mais peut-être bien “symbolique” au sens où l'entendront plus tard les symbolistes: Fuseli manierait des “symboles” ouverts, aux sens non fixés par des conventions préétablies, qui du coup (contrairement par exemple à La Justice et La Vengeance divine poursuivant le Crime de Prud'hon, un peu plus tard, mais toujours dans l'ère néoclassique) laisserait une interprétation relativement ouverte. Le débat est long et passionnant, mais je pense qu'on peut à peu près tomber d'accord sur pas mal de choses concernant ce point.

Prud'hon, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime, 1808, huile sur toile, 2,44 x 2,94 m, Paris, musée du Louvre.


Là où j'ai bien peur que l'on ne soit absolument pas d'accord, en revanche, c'est sur le fait, pourtant d'importance centrale pour l'exposition, que le tableau de Fuseli constituerait un très bon exemple d'une “réaction” à l'anticomanie de la fin du 18e siècle. C'est-à-dire? Je sais que c'est justement le propos de l'exposition que de montrer cette réaction au néoclassicisme (qui est le véritable sujet de l'exposition du Louvre, mais le mot reste bizarrement absent des descriptions officielles...), et que je n'ai pas encore vu l'exposition et suis donc mal placé pour juger. Soit.
Mais si on nous dit que Le Cauchemar de Fuseli en est le meilleur exemple, là je ne comprends vraiment pas. Il n'y a absolument aucun rapport de sens entre cette œuvre et l'Antiquité, ce qui m'avait fait tiquer en voyant l'affiche. On vient m'expliquer ensuite que c'est justement parce que c'est une œuvre en réaction contre le modèle antique. Je veux bien, mais il ne faut pas non plus prendre les gens pour des idiots: ce n'est pas parce qu'une œuvre n'a pas de rapport sémantique avec un domaine qu'elle s'inscrit nécessairement contre lui. Elle peut aussi tout simplement s'inscrire ailleurs, ici dans un autre imaginaire que celui de l'antique, celui du folklore médiéval et de Shakespeare. Si elle devait s'inscrire contre l'Antiquité, on verrait peut-être au moins une allusion à l'Antiquité quelque part, mais ce n'est pas le cas. A moins de supposer que l'irrationalité du cauchemar aille directement à l'encontre de l'idée d'une rationalité antique?... Je veux bien, cela se discute, mais mériterait au moins que l'on parle du rôle que joue l'imagination dans le romantisme, un terme qui est aussi évité que celui de néoclassicisme, dans le discours de M. Faroult comme dans le synopsis de l'expo lisible sur le site du Louvre. Plutôt que de parler de romantisme, on préfère parler du “courant dit gothique ou sublime”. Le courant gothique, passe encore, mais le “courant sublime”, je ne vois pas ce que c'est à part une impropriété syntaxique (à moins qu'on ne veuille parler d'un grandiose cours d'eau?...) qui n'a pas lieu d'être quand le terme “romantisme” permettrait d'englober goût gothique et sens du sublime.

Une autre théorie beaucoup plus plausible me vient alors à l'esprit. Le Louvre voulant faire une exposition avec des pièces sensationnelles prend un sujet fourre-tout, l'interprétation de l'Antiquité par les artistes du 18e siècle, et en plus se permet d'y ajouter de très belles pièces qui n'ont absolument rien à voir avec un sujet pourtant vaste. Pourquoi? Parce que le but, comme dans beaucoup trop de grosses expos, c'est d'avoir des pièces sensationnelles, pas de faire des expos cohérentes qui se tiennent intellectuellement d'un bout à l'autre de l'accrochage.
Pour quelle raison ne pas vouloir d'expos cohérentes? Parce que (principe marketing n°1) : “De toute façon les gens ne vont rien y comprendre”. Et puis c'est de l'art, c'est fait pour être admiré, pas pour être compris. Ensuite, pourquoi utiliser, pour l'affiche, une œuvre contradictoire avec le thème de l'exposition? Principe marketing n°2: “La culture, c'est pas sexy, il faut la rendre sexy”, alors pour une fois qu'on a un tableau avec une femme pâmée et un kobold, on va le placer coûte que coûte, plutôt qu'une vieillerie qui imite l'antique de manière un peu austère. Enfin, pourquoi ne pas appeler un chat un chat, et ne pas parler 1/ de néoclassicisme, 2/ de réaction romantique? Foin d'un remaniement des concepts historiographiques, la réponse est tout autre (principe marketing n°3): “Il ne faut pas effrayer les gens par des mots compliqués ou rébarbatifs”.
Si ma théorie est vraie, merci Le Louvre®, vous jouez vraiment bien votre rôle de modèle, national, et donnez visiblement vraiment la voie à suivre à l'ensemble de la muséographie française. Quand il y aura un peu moins de marketing et un peu plus d'histoire de l'art dans les expositions des gros musées nationaux, les œuvres, je pense, ne s'en porteront que mieux.

Voilà mes préventions, à l'exposition désormais de me montrer qu'elles sont infondées. Mais au niveau de la communication, déjà, un beau cafouillage intellectuel. Qui a dit que culture et communication faisaient bon ménage?

Des revenants au Louvre

Daniel Rabel, Première entrée des fantômes, quatre figures, 1632, cliché RMN.

Du 13 janvier au 28 mars a lieu une drôle de programmation culturelle au musée du Louvre. Non ce n'est pas une suite de conférences d'histoire de l'art ou de théorie muséographique, mais bien un cycle de conférences et de projections de films autour des revenants, et de la figure du retour des morts. Accompagnant une exposition du département des arts graphiques sur le même sujet (qui elle-même accompagne en partie l'expo block-buster “L'Antiquité rêvée”, dont j'espère pouvoir reparler), qui dure du 13 janvier au 14 mars, et qui a l'air absolument passionnante.
Que l'on ne s'attende pas à du film de zombi* bien gras, bien sûr, Louvre oblige, mais bien à un Dreyer, un Fritz Lang, des films de Kiyoshi Kurosawa, le Dead Man de Jarmusch (qui est désormais, depuis l'expo Blake du Petit Palais, admis au musée), Aux frontières de l'aube de Bingelow à la rigueur, etc. Je note personnellement surtout une reconstitution des fantasmagories de Robertson, sorte de spectacle à la lanterne magique de la fin du 18e siècle, qui fait partie des ancêtres du cinéma.

Côté conférences, il y a également de quoi faire: je retiens notamment celle de Jean Wirth sur le macabre médiéval, le 21 février, et celle de Clément Chéroux sur la photographie spirite, le 28 février. Sinon, Didi-Huberman, Olivier Schefer, Philippe-Alain Michaud... du beau monde.

Girodet, Le Songe d'Enée, lavis brun et gris, rehauts de blanc sur traits de crayon, Paris, musée du Louvre, cliché RMN.


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*On a quand même droit au Jour des morts-vivants de Romero, pas aussi incontournable que La Nuit, du même, mais bon... pour une fois qu'il y a des zombis au Louvre!