samedi 27 décembre 2008

Les chats noirs sont des génies

Second épisode, après Edgar Allan Poe, des avatars du genius loci dans les chats noirs de la littérature.
Je viens de terminer le Capitaine Fracasse de Gautier. Et je tombe donc sur l'épisode final durant lequel le héros, Sigognac (de son nom de scène le Capitaine Fracasse), enterre son chat noir, prénommé Béelzébuth, qui est mort d'une indigestion après le festin qui clôt les aventures de Sigognac. Celui-ci a tout pour être heureux: il est de retour dans son foyer, le château de ses ancêtres, avec son aimée, Isabelle, avec laquelle il vient de se marier après avoir vécu bien des aventures et traversé bien des épreuves. La mort de l'un de ses animaux domestiques préférés (il y a aussi son chien Miraut et son cheval Bayart, qui finissent le roman en parfaite santé) semble donc une ombre inexplicable au tableau complètement idyllique de cette scène finale de roman, d'autant plus étrange que le chat meurt d'une mort peu noble: d'avoir trop mangé.
Mais l'enterrement du chat, sous l'églantier du jardin qui a vu les premières preuves d'amour entre Isabelle et Sigognac, permet au héros de trouver un coffre rempli de trésors, vestige oublié de la richesse passée de l'un de ses ancêtres. Le chat se fait donc involontairement le médiateur de la découverte d'une richesse supplémentaire. Ne serait-ce donc que parce qu'il agit en quelque sorte magiquement, par l'intermédiaire de son propre sacrifice, pour accroître la richesse de son maître et rénover la richesse de la famille, ce chat mérite de revêtir la fonction de genius loci attaché à un lieu, le château, et à une lignée prestigieuse, les Sigognac. Mais Gautier enfonce le clou avec ce bel excipit, où Sigognac s'adresse à son épouse Isabelle:

« Décidément, dit le baron, Béelzébuth était le bon génie des Sigognac. En mourant, il me fait riche, et s'en va quand arrive l'ange. Il n'avait plus rien à faire, puisque vous m'apportez le bonheur. »

Photographie de Tim Ershot d'un mur parisien.

La fonction de génie tutélaire attaché à une famille et un lieu était en quelque sorte annoncée, comme dans la nouvelle de Poe, par son nom mythologico-religieux, Béelzébuth, divinité infernale... Surtout, on constate qu'a lieu une passation de pouvoir entre le génie domestique associé aux forces chtoniennes, le chat Béelzébuth, et « l'ange » Isabelle, associé au contraire à une symbolique du bien, de la lumière, de la vertu, etc. Non que ce chat soit particulièrement vicieux, mais il est associé à une période de la vie de Sigognac que celui-ci voudrait bien enterrer: celle où il se morfondait, triste et sans le sou, dans son château en ruines. L'arrivée d'Isabelle signifie donc l'arrivée d'une nouvelle période dans sa vie: celle d'une vie rénovée, placée sous le signe du bonheur et de l'abondance, dans un château entièrement restauré.

Cette nouvelle vie, sous forme de happy end, commence à la fin du roman de Gautier, et celui-ci ne s'y attarde donc pas outre mesure. Mais il est amusant de constater que l'écrivain, pour symboliser ce passage d'une condition à une autre, a élaboré une scène, à la signification quasi religieuse, d'enterrement d'un génie tutélaire, qui symboliquement laisse place à une nouvelle âme du château ancestral en charge de le rénover: Isabelle. Ceci constituant une nouvelle preuve de la prégnance des motifs mythiques dans la littérature, notamment durant la période romantique, sous des formes qui pourraient passer, au premier abord, pour anecdotiques.

vendredi 26 décembre 2008

Banquet de Noël

Pour se reposer des agapes du moment, je vous propose de savourer cette splendide et rabelaisienne description de cuisine d'hostellerie, trouvée dans le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier:

« La cuisine où les comédiens entrèrent en attendant qu'on préparât leurs chambres était grande à y pouvoir accommoder à l'aise le dîner de Gargantua et de Pantagruel. Au fond de l'immense cheminée qui s'ouvrait rouge et flamboyante, comme la gueule représentant l'enfer dans la grande diablerie de Douai, brûlaient des arbres tout entiers. A plusieurs broches superposées, que faisait mouvoir un chien se démenant comme un possédé à l'intérieur d'une roue, se doraient des chapelets d'oies, de poulardes et de coqs vierges, brunissaient des quartiers de bœufs, roussissaient des longes de veau, sans compter les perdrix, bécassines, cailles et autres menues chasses. Un marmiton à demi cuit lui-même et ruisselant de sueur, bien qu'il ne fût vêtu que d'une simple veste de toile, arrosait ces victuailles avec une cuillère à pot qu'il replongeait dans la lèchefrite dès qu'il en avait versé le contenu: vrai travail de Danaïde, car le jus recueilli s'écoulait toujours.
Autour d'une longue table de chêne, couverte de mets en préparation, s'agitait tout un monde de cuisiniers, prosecteurs, gâte-sauce, des mains desquels les aides recevaient les pièces lardées, troussées, épicées, pour les porter aux fourneaux qui, tout incandescents de braise et pétillants d'étincelles, ressemblaient plutôt aux forges de Vulcain qu'à des offices culinaires, les garçons ayant l'air de cyclopes à travers cette brume enflammée. Le long des murs brillait une formidable batterie de cuisine de cuivre rouge ou de laiton: chaudrons, casseroles de toutes grandeurs, poissonnières à faire cuire le léviathan au court-bouillon, moules de pâtisseries façonnés en donjons, dômes, petits temples, casques et turbans de forme sarrasine, enfin toutes les armes offensives et défensives que peut renfermer l'arsenal du dieu Gaster. [...] »


Il est à noter que Gustave Doré, célèbre illustrateur romantique de Rabelais (ci-dessus), a également illustré le Capitaine Fracasse de Gautier. Croisement de textes et d'images qui reste, je crois, à étudier, et qui est caractéristique de la réception romantique de l'œuvre de Rabelais. Bon appétit!

vendredi 5 décembre 2008

Un Noël sous le signe des Grimm

Même si le Visage Vert m'a devancé dans son commentaire de mon dernier billet, je me permets de réitérer l'information de manière plus officielle: durant ces étrennes, Grimm est à l'honneur au Théâtre de l'Odéon, ainsi qu'à France Culture qui retransmettra les spectacles. Du lundi au vendredi de 20h00 à 20h30, le samedi de 20h00 à 21h00, et le dimanche de 17h30 à 18h00, on pourra ainsi écouter sur France Culture des lectures, adaptations théâtrales et créations radiophoniques à partir de la nouvelle traduction de Natacha Fertin, qui paraîtra chez Corti en mai 2009. Un programme complémentaire autour de l'œuvre des Grimm, comprenant notamment un reportage sur la Blanche-Neige de Robert Walser, est également décrit à la fin du programme retranscrit ci-dessous. Bonne écoute, et pour les Parisiens bon spectacle de Noël!

Du lundi 22 au dimanche 28 décembre RÉVEILLON CHEZ LES GRIMM
« LES CONTES POUR LES ENFANTS ET LA MAISON » des frères Grimm enregistrés en public à l'Odéon-Théâtre de l'Europe

Publié pour la première fois en 1812-1815, le recueil de contes des frères Grimm devait connaître une grande fortune littéraire, au point d'être, près de deux cents ans plus tard, l'ouvrage en langue allemande le plus traduit et le plus célèbre dans le monde entier, après la Bible de Luther. La postérité a retenu un nom collectif, « les frères Grimm », mettant au second plan leurs prénoms respectifs, Jacob (1785-1863) et Wilhelm (1786-1859), les deux aînés d'une fratrie composée de cinq frères et d'une sœur. Si on les désigne ainsi, c'est en raison de la formidable communauté de vie et de création qu'ils ont formée durant près de soixante ans. Le but qu'ils poursuivaient était avant tout d'ordre scientifique : au fil des sept éditions successives qu'a connu de leur vivant le recueil de contes, ils ont continué à collecter des récits d'origines géographiques diverses, issus de sources écrites et orales, les accompagnant de préfaces et de commentaires. A la différence de leurs ouvrages consacrés au patrimoine littéraire et linguistique de l'Allemagne, les Grimm ont choisi de mettre en lumière le caractère universel des contes, ce qui témoigne d'une connaissance des langues et des littératures étrangères qui force l'admiration, ainsi que de leur ouverture au monde.
Les Contes pour les enfants et la maison des frères Grimm sont à paraître dans une toute nouvelle traduction de Natacha Rimasson-Fertin aux éditions José Corti dans la collection Merveilleux en mai 2009.

lundi 22 décembre Le conte du genévrier - Jorinde et Joringel
Lecture par Ariane Ascaride
Enregistrement en public à l'Odéon-Théâtre de l'Europe dimanche 14 décembre à 15h
Ces contes ont en commun leur caractère sombre et inquiétant, qui s'incarne tantôt dans le personnage de la marâtre, tantôt dans celui de la sorcière qui règne sur la forêt. Mais comme le veut la loi du genre, le bien et l'amour finissent par triompher...

mardi 23 décembre Monsieur Korbès - Les gens avisés - L'oie d'or - La clé d'or
Lecture par Jacques Bonnaffé
Enregistrement en public à l'Odéon-Théâtre de l'Europe samedi 13 décembre à 17h
Mise en scène Olivier Py, réalisation Christine Bernard-Sugy
Sagesse et folie ne sont pas toujours là où on le croit : tel est le message de Monsieur Korbès, Les gens avisés et L'oie d'or, trois contes satiriques où le triomphe appartient à celui que l'on tient pour idiot ou insignifiant. Dans ces récits, la sympathie du lecteur-auditeur va aux innocents, à qui la chance sourit, et le rire l'emporte lorsqu'animaux et objets se liguent contre l'homme.

mercredi 24 décembre Les souliers usés à la danse - Rumpelstilzchen - Les trois fileuses

jeudi 25 décembre La salade qui transforme en âne - Gretel la maligne

vendredi 26 décembre Le conte du pêcheur et de sa femme - Le renard et les oies
réalisation Jean-Matthieu Zahnd

samedi 27 décembre
20h - 21h DROLES DE DRAMES REVEILLON CHEZ LES GRIMM
La vraie fiancée d'Olivier Py d'après les frères Grimm
mise en scène Olivier Py
version radiophonique réalisée par Christine Bernard-Sugy
Enregistrement en public à l'Odéon-Théâtre de l'Europe samedi 13 décembre à 15h
Pour Olivier Py, les contes des frères Grimm n'ont été que trop longtemps « considérés comme une vitrine idyllique pour petites filles en quête de prince ». La plupart de ces contes n'ont rien de puéril, au contraire : recueillis et rédigés par des contemporains de la grande génération du romantisme allemand, leur merveilleux est d'autant plus frappant qu'il se détache sur un fond de gravité. L'oeuvre des frères Grimm offre « un moyen de parler aux enfants de ce dont on ne leur parle pas ». Deux des contes des frères Grimm ont d'ores et déjà été adaptés par le metteur en scène : La Jeune fille, le diable et le moulin et L'eau de la vie. À l'occasion de leur présentation aux Ateliers Berthier, il a décidé de leur adjoindre l'adaptation d'une troisième histoire, La vraie fiancée, surprenant carrefour où Cendrillon croise Peau d'Âne : « Il était une fois une fille jeune et belle, mais sa mère était morte quand elle était enfant, et sa marâtre faisait tout pour la chagriner... »
Avec Céline Chéenne, Samuel Churin, Sylvie Magand, Thomas Matalou, Antoine Philippot, Benjamin Ritter.
La vraie fiancée d'Olivier Py est jouée aux Ateliers Berthier du 23 décembre 2008 au 18 janvier 2009 dans une mise en scène d'Olivier Py. La pièce est à paraître chez Actes-Sud Papiers en décembre 2008.

dimanche 28 décembre
17h30 - 18h ENFANTINES REVEILLON CHEZ LES GRIMM
La gardeuse d'oies à la fontaine
Réalisation Jean-Matthieu Zahnd

Et aussi

lundi 22 décembre
12h-13h30 TOUT ARRIVE par Arnaud Laporte
Avec Olivier Py

samedi 27 décembre
18h30-19h JUSQU'A LA LUNE ET RETOUR par Aline Pailler
Grimm et les enfants
22h10 - 23h PERSPECTIVES CONTEMPORAINES coordination Blandine Masson
Blanche-Neige de Robert Walser
Réalisation Jean Couturier
Blanche-Neige est l'un des écrits décisifs de Robert Walser comme le souligne Walter Benjamin, dès 1929 : «... Blanche-Neige, l'une des œuvres les plus profondément significatives de la poésie récente. Elle suffit à elle seule à faire comprendre pourquoi cet écrivain, apparemment le plus fantaisiste de tous, fut un auteur de prédilection pour l'inflexible Kafka. » De la Blanche-Neige des Grimm, qui sert de prologue implicite à cette œuvre poétique-dramatique où tout se joue une fois « qu'ils furent heureux » entre une Belle-mère équivoque et bien vivante, un chasseur viril et un prince fuyant, ne semblent rester que ces mots de Blanche-Neige : « C'est un mensonge noir et fou, dur à entendre, bon à faire peur aux enfants. Va-t'en mensonge ! »
Avec Pierre Notte, Alice-Yann Schmidt, Michel Robin, Francine Bergé, Olivier Martial.
Le texte est édité chez José Corti.

[Illustrations: Rackham pour Grimm, 1917 et 1909]

mardi 2 décembre 2008

Prix Charles Perrault

Je suis content, je suis arrivé en seconde place du prix du meilleur article inédit organisé par l'institut Charles Perrault! Mon article, intitulé «Arthur Rackham dans les jardins de Kensington», devrait être publié dans la Revue des livres pour enfants.

lundi 1 décembre 2008

Le livre des livres pour enfants

Sympathique entretien avec François Rivière sur le site de l'Express, où ce prolifique auteur jeunesse rappelle quelques grandes dates de l'histoire de la littérature jeunesse. En même temps que la BNF fait une exposition sur le sujet (sans grosse prise de risque, visiblement, dans la perspective adoptée, je me demande même si j'y irais), François Rivière publie un livre intitulé Le livre des livres pour enfants, édité aux éditions du Chêne.


Je ne sais pas ce que le livre vaut, il semble qu'il soit essentiellement constitué d'images, comme souvent aux éditions du Chêne (qui sont par ailleurs dotés d'un site internet mal foutu, dans lequel il est quasi impossible de naviguer). Mais après tout, même le Matricule des anges de ce mois-ci en parle, il ne doit donc pas être dénué d'intérêt.
Ce que j'apprécie en tout cas chez François Rivière, c'est que, à lire son entretien, il a l'air de savoir de quoi il parle. Il n'est pas historien de la littérature, mais il arrive quand même à parler de Mame à propos de la littérature pour enfants du XIXe siècle, ce qui montre bien qu'il ne se contente pas de prendre en compte les grands chefs-d'œuvre du genre, mais connait aussi le tout-venant de l'époque, ce gros de la production pour jeunesse du XIXe siècle qui n'est pas resté dans les annales, et n'est plus guère réimprimé de nos jours. Esprit curieux, on lui doit notamment une biographie de James Matthew Barrie, l'auteur de Peter Pan.
J'apprécie également son point de vue sur l'édition jeunesse actuelle, et sur ses «nouveautés hypersophistiquées» et en cela-mêmes «atterrantes». Certains albums dits «jeunesse» sont en réalité des joujous pour graphistes, et me semblent bien éloignés de ce qu'un enfant est susceptible d'attendre de la littérature pour enfants. Autrement dit, à force de jouer avec les formes et les couleurs pour soi-disant développer la sensibilité des enfants, j'ai bien peur que parfois l'on produise des objets pour le moins hermétiques. Fascinants, certes, mais assez incompréhensibles, et souvent très fragiles, comme ce livre pop-up de David Pelham, certainement poétique, mais qui ravit davantage, je pense, les parents que les enfants.