mercredi 30 avril 2008

Reprendrez-vous un peu de viande ?

Hum Hum! Une fois n'est pas coutume, mettons nos tabliers, prenons nos couteaux de boucher, quelques litres d'hémoglobine, de beaux mâles et de belles femelles, et mettons tout cela dans un grand château équipé d'un laboratoire scientifique.

Juste après sa trilogie Flesh, Trash, Heat, (1968-73) et juste avant le très culte Blood for Dracula, Paul Morrissey et son ami Andy Warhol décident de faire un film en référence au mythe de Frankenstein. Oh la belle idée!

Aussi appelé Andy Warhol's Frankenstein, Flesh for Frankenstein raconte la jolie histoire d'un baron médecin qui, plein d'une charmante ambition dominatrice, s'est mis en quête de créer une race parfaite (ou supérieure, c'est selon...), grâce à l'union de deux créatures faites par lui et entièrement soumises à son commandement. C'est Udo Kier, habitué des rôles de vampires, qui joue le Baron, et Joe Dalessandro, le véritable sex symbol des films de ce genre (et surtout l'égérie de Morrissey), qui joue le fauteur de troubles.
Joe Dalessandro

Le spectateur chevronné retrouvera chez le baron les vices qu'il y cherche : membres découpés et recousus, viscères associés au plaisir sexuel, expériences sur la race humaine, corps soumis à un dominant etc. D'ailleurs sur le plan visuel le film est assez cru (interdit aux moins de 18 ans), et ne se refuse pas à montrer à peu à près tout ce qu'il y a montrer (têtes coupées, plaies béantes, viscères dégoulinants et j'en passe).


Mais au-delà de la barbarie complète à l'oeuvre dans ce film, se dégage une atmosphère très poétique, presque méditative. Le château aux allures gothiques, le laboratoire complètement circulaire et symétrique, les enfants qui observent tout en silence, tous ces éléments nous plongent dans une sorte de contemplation qui ne rend que plus effrayant ce qui se déroule sous nos yeux. Comme je ne regarde pas énormément de "films d'horreur", mes références vont plutôt vers les films d'auteur, et j'ai franchement pensé à Salo de Pasolini - même si bien évidemment il y a un gouffre entre les deux : Salo est absolument abject, alors qu'ici on rigole tout du long! - en ce sens que par-delà les images choquantes et perverses, ce film offre également une vision du monde.

La femelle du couple dans le laboratoire du baron

Ce qui fait de Flesh for Frankenstein un film essentiel, particulièrement aujourd'hui, c'est qu'il met en évidence les vices auxquelles notre société moderne est la plus sujette (et dont les effets se font de plus en plus voir depuis la seconde guerre mondiale), comme la chirurgie esthétique (opérer le corps en vue de le rendre conforme à l'idée de beauté) et l'idée de "fabriquer" des humains parfaits en recollant ensemble, comme notre cher Baron, des bouts de tissus, de viscères, et de cerveau. Le film vient nous rappeler que derrière chaque manipulation génétique, physique, mentale, sexuelle, se cachent la souffrance et l'aliénation, et à l'arrivée : la mort. Je ne veux pas pour autant dévoiler la fin du film - même si le dénouement ne fait pas l'objet d'un grand suspense - au cas où certains d'entre vous auraient la joyeuse idée de le regarder.

Pour les âmes sensibles, s'abstenir n'est pas nécessaire, sauf après un repas. Me ferez-vous quand même le plaisir de reprendre un peu de viande?

mardi 29 avril 2008

Cauchemar d'Anne-Sylvie Salzman

J'étais en train de lire le second roman d'Anne-Sylvie Salzman, Sommeil, quand je suis tombé, dans la troisième et dernière partie, sur un passage qui me rappelle fortement mes réflexions passées sur la figure du cauchemar. Où l'on voit le personnage d'un comte, asthénique, raconter un rêve qu'il a fait de Kryll, un pseudo-médecin occultiste récemment décédé, qui avait autrefois l'habitude de serrer la gorge des jeunes femmes pour les amener à communiquer avec les morts:

Le comte s'assit au pied du divan, en nous tournant le dos.
- Depuis quelques jours; cinq, je crois, ces jours chauds, lorsque je dors, ainsi, dans l'après-midi, il se produit cela: une cloche, un grelot plutôt, un grelot tinte, et me réveille; et réveillé je sens que Kryll - Kryll est assis comme ceci, sur ma poitrine; il est si lourd que je ne peux pas bouger. Il me regarde et du pouce me frotte la gorge. [...] Je sais bien maintenant que Kryll est mort, que cette situation par conséquent n'est pas réelle; mes amis, elle n'en est pas moins pénible. Quand cela arrive, j'attends - j'attends qu'il se lève, et qu'il parte. Cela peut durer des heures, qui n'existent pas plus que Kryll. Puis je dors à nouveau; le grelot me réveille à nouveau; et Kryll - à chaque fois pendant des heures Kryll me garde sous lui, et m'étouffe et me pétrit.

Au passage, on remarquera la belle langue de la romancière, assortie de nombreux points-virgules, dont la disparition a été à tort proclamée ces temps derniers. Le matricule des anges apprécie en tout cas la prose de Mme Salzman.
Mais revenons à ce cauchemar... On remarque que, bizarrement, il semble apparaître au moment où le comte se réveille: "et réveillé je sens que Kryll - Kryll est assis comme ceci, sur ma poitrine", et non durant le sommeil comme d'habitude pour un cauchemar habituel. La romancière nous donne un indice un peu plus loin pour résoudre cette apparente contradiction d'un cauchemar éveillé: "Cela peut durer des heures, qui n'existent pas plus que Kryll". Kryll étant décédé, le heures où il oppresse le comte sont donc des heures mortes, des heures ensommeillées: il s'agit là soit d'heures de somnolence, "d'entre-deux", soit d'heures de sommeil durant lesquelles le comte rêve qu'il dort, et qu'il se réveille. Avec une confusion, récurrente dans le récit d'Anne-Sylvie Salzman, entre le monde du rêve et celui de la veille: parfois il n'y a aucun indice narratif pour informer le lecteur du passage de l'un à l'autre, et seul le sens de ce qui est décrit permet d'opérer la distinction. De même, parfois, les paragraphes, voire les phrases décrivant le temps du souvenir et celui de l'action présente s'enchaînent sans articulation, sans rupture, de manière continue.
Cette confusion donne bien entendu une atmosphère très onirique au roman, qui n'est pas sans rappeler l'incertitude qui baigne les récits de Gérard de Nerval. Gérard de Nerval auquel il est d'ailleurs fait allusion, à un moment, dans le roman de Salzman.

Une interprétation contemporaine et littéraire de la figure du cauchemar, donc. L'allusion est discrète, mais Kryll étant par ailleurs dans le roman assimilé à Saturne (le Saturne dévorateur), son statut "mythique", ou fantasmatique est très fort dans le récit, ce qui permet très facilement de l'associer à un démon oppresseur.

Pour revenir sur les cauchemars, je voudrais indiquer un livre qui semble très bien sur le sujet, mais que je n'ai pas encore pris le temps de lire: Sophie Bridier, Le cauchemar. Etude d'une figure mythique. Paris, Presses de la Sorbonne, 2002. J'en avais déjà parlé dans les commentaires d'un billet précédent, c'est le fruit d'une thèse en littérature comparée menée sous la direction de Bernard Terramorsi, qui a également écrit un article sur le sujet, disponible en ligne.

dimanche 27 avril 2008

Georges Rousse à Paris

Vous croyiez avoir tout vu en photographie contemporaine?

Pour ceux qui passeraient à Paris entre le 9 Avril et le 8 juin 2008, il faut absolument se rendre à la Maison Européenne de la Photographie. Vous pourrez y voir l'exposition d'un plasticien hors du commun :

"Georges Rousse - Tour d'un monde. 50 photographies de 2000 à 2007"


Metz 1994

Je ne peux en dire plus, il faut le vivre.

Pour vous mettre l'eau à la bouche, jetez un oeil sur son site.

jeudi 24 avril 2008

Où va la musique de film?

Je me demande où va la musique de film. Je parle de musique originale, bien entendu. Il y a pourtant de très bons films qui sortent au cinéma, mais la qualité en est souvent fort dégradée par une musique strictement vide. Aucune oeuvre cinématographique digne de ce nom ne peut supporter l'épreuve du temps avec une musique d'emballage ou complètement creuse. Sans forcément se référer tout de suite à Kubrick (qui n'a d'ailleurs fait que réutiliser des musiques déjà existantes), qui à mon avis est celui qui a le mieux compris le sens de la musique au cinéma, constatons une chose : aucune musique de film composée aujourd'hui n'a d'intérêt. Ne parlons pas du Seigneur des Anneaux, c'est une catastrophe, Harry Potter, c'est moisi, etc. Il faut alors remonter dans le temps. Moi, je n'ai pas peur d'aller loin. Je reviens à mon cher Prokofiev, qui a fait vivre les films d'Eisenstein, à Chostakovitch dans La Nouvelle Babylone, en France on a eu aussi Auric qui a signé quelques musiques pour Cocteau, etc. Ce qui m'a fait avoir ce soudain soubresaut nostalgique, c'est que, étant blasé depuis longtemps par les musiques originales, il a fallu que ce soit un vieux film des années 40 qui réveille mes oreilles : ce n'est pas moins que William Walton (1902-1983), célèbre compositeur britannique (qui d'habitude ne m'emballe pas outre mesure), qui a composé la musique du film Hamlet de Laurence Olivier. Peu connue au demeurant (sauf au Royaume-Uni - Walton a d'ailleurs signé la "trilogie shakespearienne" de L. Olivier : Henri V, Hamlet, Richard III), voilà une musique de film qui donne un sens complet à ce genre si dévoyé aujourd'hui. Bien avant John Williams ou John Barry. Moi qui n'ai jamais souffert Hamlet autrement que par une lecture en langue originale (avec notes et traduction à côté tout de même!), voilà que je me suis senti happé dans les tréfonds psychologiques des personnages, grâce à cet alliage mystérieux des images et d'une musique appropriée. Je tiens à préciser notamment le travail sur les cuivres, qui donne un souffle épique à la pièce, notamment au moment du duel entre Hamlet et Laërte et de leurs morts respectives, moment qui d'ordinaire est très laborieux au théâtre. Des émotions que je n'avais pas ressenties depuis longtemps devant un écran. Mais en fait, et pour être tout à fait sincère, n'y a-t-il pas aussi un certain charme dans ce tapis sonore un peu craquant, qui rend le moindre coup de timbales annonciateur de mort? Ce son, propre à cette époque révolue du cinéma classique, nous envoûte toujours aujourd'hui. Le son, cette force motrice au service d'une musique de qualité en complète harmonie avec le film, voilà la force pour qu'un film résiste au temps. Cessons de penser qu'il y a les compositeurs de musiques de films et les autres. On est compositeur ou on ne l'est pas. Point. Le jour où les cinéastes feront de nouveau appel aux vrais compositeurs d'aujourd'hui, et pas à des pseudo-théoriciens du son au cinéma, leurs films seront peut-être un peu moins plats, et alors le cinéma redeviendra peut-être un art.

mercredi 23 avril 2008

D'après Wedekind

Frank Wedekind

Frank Wedekind (1864-1918) un des principaux auteurs de théâtre allemand au tournant du vingtième siècle, est peu représenté sur nos scènes, et c'est bien dommage. Personnellement, je connais son oeuvre surtout par l'opéra qu'Alban Berg a composé à partir des deux pièces que sont La Boîte de Pandore et L'esprit de la Terre. Cet opéra inachevé, Lulu, fait partie avec Wozzeck (du même auteur à partir du Woyzeck de Büchner, qui inspirera Wedekind), des opéras majeurs du début vingtième et du dodécaphonisme allemand.



Si Berg trouva dans Wedekind une forte source d'inpiration, faisant ainsi connaître au dramaturge une postérité au-delà du champ théâtral, il n'est pas le seul artiste à avoir senti les possibilités d'adaptation qu'offre l'oeuvre du maître. Récemment, une jeune cinéaste française s'est penché sur une nouvelle de 1903, Mine-Haha. Nul doute que si l'auteur eût été encore vivant, il n'aurait pas renié cette transposition de l'écrit à l'écran, car elle s'impose à nous comme une évidence. C'est Lucile Hadzihalilovic qui signe à partir de cette nouvelle son premier long métrage (à 45 ans il était temps), Innocence, avec une Marion Cotillard pas encore oscarisée, et Hélène de Fougerolles.


Le film nous plonge dans l'univers de l'enfance féminine, filant une métaphore poétique en trois volets, de la petite enfance jusqu'à la puberté, à travers trois personnalités, trois corps. Des petites filles sont enfermées dans un vaste domaine boisé avec l'interdiction d'en sortir, où elles sont logées, nourries, pratiquent la danse, et sont en partie livrées à elles-mêmes. Mais qu'y a-t-il à l'extérieur? Et pourquoi ne peut-on pas sortir? Et pourquoi sommes-nous là? Voilà le genre de questions autour desquelles vont se nouer trois destins, dans un parfum de mystère assez troublant, la cinéaste ayant décidé à l'évidence d'en révéler le moins possible.

Ce qui est beau dans ce film, c'est de voir à quel point le génie de Wedekind y transparaît. Wedekind est, à l'évidence, un des artistes dont l'oeuvre suscite moins des interprétations directes que des transpositions et des adaptations. Son oeuvre est en quelque sorte magnifiée par l'élan créateur qu'elle va susciter chez d'autres artistes. Berg, Hadzihalilovic en sont des illustrations parfaites : en s'inspirant de Wedekind, non seulement ils prouvent tout l'intérêt que contient sa dramaturgie propre, mais en plus la stimulation artistique ainsi provoquée donne naissance à de nouvelles oeuvres, dont Wedekind est pour ainsi dire le géniteur. Il faudrait faire un tour d'horizon des adaptations faites à partir d'oeuvres de Wedekind, mais gageons qu'à travers les deux exemples cité ci-dessus, il ne puisse guère y avoir de résultat médiocre.

dimanche 20 avril 2008

Goya au Petit Palais

Un petit mot pour conseiller aux parisiens (et aux autres) d'aller voir l'exposition Goya graveur au Petit Palais, qui dure jusqu'au 8 juin prochain. Non seulement elle contient la plupart des chefs-d'oeuvre gravés de Goya (ses Caprices bien sûr, et ses séries sur les Désastres de la guerre et la Tauromachie), mais elle comprend également une partie sur l'apprentissage de Goya, qui s'entraîne à graver des copies de tableaux de Vélasquez et de Tiepolo, et une autre sur la réception de ses gravures de création en France, aux périodes romantique (Delacroix) et post-romantique (Redon). Ces deux extrémités de l'exposition permettent vraiment de remettre le travail de Goya en perspective, avec les artistes et graveurs qui l'ont précédé et qui l'ont suivi.

Parti pédagogique classique et "sans risque", mais très bien mené. Si vous avez toujours rêvé, également, de connaître la différence entre une eau-forte, une xylographie et une lithographie, une partie technique très bien faite est consacrée à ces problèmes, avec des exemples d'épreuves, où l'on se rend vraiment compte de l'importance du nombre de tirages dans le rendu final de l'image.

En bref, une excellente synthèse historique et technique sur le sujet, avec en plus des chefs-d'oeuvre de la gravure occidentale. Que demander de plus?

mercredi 16 avril 2008

L'art émerge en marge, et Dada?

A mes heures perdues, il m'arrive de me délasser en me plongeant dans la découverte de mouvements culturels divers et souvent très marginaux. C'est souvent là qu'on trouve une capacité d'émerveillement encore intacte, même si souvent le résultat peut paraître déconcertant ou inabouti. En musique, comme en danse ou en cinéma, il est des ravissements insoupçonnés dans ce domaine que l'on appelle honteusement la "contre-culture", culture alternative" ou que sais-je encore. Quand on pense au nombre d'artistes qui ont taillé leur style dans ce roc de l'underground pour ensuite éclater au grand jour, il y a là une certaine hypocrisie. Peter Jackson, pour ne citer que lui, en est bien évidemment l'archétype. En tout cas pour ma part j'aime à voyager dans ces contrées encore inexplorées et ignorées, et donc peu balisées, espérant que la qualité soit au rendez-vous.
Justement, je suis tombé récemment sur une émission de France Culture consacrée à la figure d'un personnage d'actualité : Henri Chopin. Cet archange de la poésie sonore nous a quitté en janvier. J'ai été saisi d'émotion en entendant son art sonore entièrement produit par la bouche et le corps. N'ayant pas vraiment étudié la question, il y avait dans mon esprit un vide chronologique entre Kurt Schwitters et Mike Patton (lien qui reste encore à définir d'ailleurs). Voilà peut-être le chaînon manquant. Scwhitters, dadaïste ultime, me paraissait insurpassable avec sa Ursonate, et il le reste bien entendu. Mais là où Schwitters signe un manifeste, Chopin nous emmène ailleurs. Il érige un art pur et complet, qui n'est ni musique, ni parole, ni texte, mais une forme d'art post-dadaïste dont la poésie vient uniquement des trouvailles inimaginables et sans cesse renouvelées de bruits de bouches, de narines, de langue, de voix etc. Un savant dosage qui lui permet de ne jamais sombrer dans le comique, le vulgaire ou l'anecdotique.
Cela m'a beaucoup impressionné et j'y ai repensé, je ne sais pourquoi, quand j'ai entendu sur France Inter les enregistrements d'Antonin Artaud au dernier stade de la folie, qui datent de 1947. Antonin Artaud se parle à lui-même dans un délire schizophrénique, avec une voix très aiguë de prophète déchu entre deux mondes. De son propos inintelligible mon oreille s'est détachée pour finir par ne plus entendre que les consonnes, les halètements et les râles. Finalement la grande tirade prophétique a tourné à la poésie sonore.

Monument to Antonin Artaud, pencil on paper
http://www.yuri-z.com/Drawings.html

Il est probable que sans l'écoute préalable d'Henri Chopin, peut-être n'aurais-je entendu là que les injonctions effroyables d'un fou à lier. Il est des artistes qui modifient votre perception du monde.
Certes, Henri Chopin ne me fera pas oublier "Le théâtre et son double", mais enfin, la marge a-t-elle vocation à remplacer le milieu? La Mélancolie de Dürer me fascine, et sa puissance est sans limite, mais dois-je pour cela me priver de la jubilation que provoquent les illustrations d'un Félicien Rops ou les dessins d'un Alfred Kubin? Non, pour rien au monde, et sans doute mon adoration pour Wagner et Strauss ne serait pas si intacte si un Bernard Lubat ou un Rabi Abou Khalil ne venaient de temps en temps y passer un coup de balai!

mardi 15 avril 2008

Storytelling Inc.

La sortie du livre n'est pas récente, mais la récente discussion sur les chaman d'entreprises m'a rappelé l'existence de l'ouvrage Storytelling de Christian Salmon, publié l'année dernière aux éditions La Découverte. Ou comment récupérer l'art du conte dans le management d'entreprise. Comment, transformer des employés en des auditeurs d'une jolie histoire qui permette de justifier toutes les injustices en terme de droit du travail ou de liberté de penser. L'ouvrage est très critique, vous vous en douterez. Christian Salmon n'hésite pas à comparer la vogue américaine pour ces pratiques de coaching et de management, à l'instauration d'un "nouvel ordre narratif".

Le monde de l'entreprise (et de la grande entreprise en particulier) est un monde du silence. C'est un monde absurde, kafkaïen, où la communication fait complètement défaut si elle n'a pas pour but l'entreprise elle-même. La communication en entreprise est trop peu souvent étayée sur quelque chose que trop souvent on tend à oublier: les rapports humains. Et pour apprendre à se comporter en humain avec son voisin, c'est peut-être un peu simple, mais ça aide d'avoir une culture commune. Et c'est justement à ça que servent les humanités (la littérature, les arts, l'histoire): à construire et enrichir les rapports humains.
Le constat est dur pour le monde de l'entreprise: n'arrivant pas à faire émerger naturellement les rapports humains, il se voit contraint, s'il ne veut pas s'écrouler ou s'étioler dans ses propres dissensions internes, de les recréer artificiellement. L'émergence des métiers de chaman d'entreprise, de storyteller ou même de coach pour les cadres montre bien, en ce sens, à quel point le monde de l'entreprise va mal. Les employés se voient tellement aliénés par celui-ci qu'ils ne peuvent plus construire par eux-mêmes une identité culturelle ou même une motivation personnelle. C'est à l'entreprise elle-même de s'en charger. S'ensuit une complète déréalisation du monde, qui passe par une déresponsabilisation des individus: ce ne sont plus les employés qui font l'entreprise, mais l'entreprise qui fait les employés.

Dans ces conditions, je ne vois qu'une seule solution: lutter pour la survie des humanités. Ces humanités que certains veulent faire disparaître, et qui font que oui, je peux parler de la Princesse de Clèves avec la boulangère du coin. Et pas seulement parce qu'un storyteller nous aura réunis tous les deux pour nous raconter l'histoire de la Princesse de Clèves, ceci afin que l'on apprenne à mieux se connaître à travers une histoire, et qu'on puisse ensuite avoir un meilleur rapport vendeur-client.
Non, si je veux pouvoir parler de la Princesse de Clèves avec ma boulangère, ce n'est pas pour avoir un meilleur rapport vendeur-client, mais c'est parce qu'on aura étudié ce roman tous les deux à l'école, qu'on en aura connu deux approches différentes du fait de deux enseignants différents, et parce que l'un l'aura aimé et l'autre non, parce que l'on aura quand même été tous les deux sensibles à tel ou tel aspect de l'oeuvre, ou bien au contraire parce que l'on en aura apprécié des moments différents. Parce que l'on a chacun une histoire différente, mais que l'on possède tous une culture commune: aux quatre coins de la France, où que l'on habite, on a lu Chrétien de Troyes en classe de 5e. Et que cette culture commune n'a pas pour but une quelconque croissance économique, mais a pour fonction de donner les bases indispensables à une vie en paix et en bonne intelligence avec son prochain. Comme dans les contes, mais en vrai.

MàJ:
Du grain à moudre dans la même veine, mais plus politique. A nous de nous réapproprier les histoires, et de ne pas croire dur comme fer à celles qui nous sont laissées en pâture. Ainsi qu'une critique assez forte du livre de Salmon, qui m'a semblé très intéressante. Et en tout cas absolument nécessaire pour se faire une idée sur la question.

lundi 14 avril 2008

Bienvenue à Continuum

Etant donné que Hieronymus ne semble plus très motivé pour venir discourir sur les ombres vertes, un nouvel arrivant est venu le remplacer, qui répond au doux pseudonyme de Continuum. Ses goûts, comme vous l'aurez remarqué dans son premier billet, le portent davantage vers la musique (sous toutes ses formes, mais notamment savante) que vers la mythologie, l'ésotérisme et les religions préchrétiennes, comme c'était le cas pour Hieronymus. En tout cas, nul doute qu'il viendra enrichir les pages de ce blog de ses points de vue, opinions et réflexions, comme il a déjà commencé à le faire. Entre littérature, art et musique, peut-être parviendra-t-on à faire des ombres vertes une oeuvre d'art totale (Gesammtkunstwerk pour les intimes)?

oui et non anniversaires

On parle beaucoup en ce moment d'Herbert von Karajan, à l'occasion de son centième anniversaire.
De même qu'Olivier Messiaen, il est né en 1908 (soit vingt ans avant Stockhausen dont on s'apprêtait à fêter les 80 ans en grande pompe cette année, ce que sa mort n'est en rien venu gâcher, au contraire). Il est plus facile de fêter les morts que les vivants.
C'est l'expérience que fait notre cher Elliott Carter, le seul entre tous qui soit encore vivant pour son centenaire, ce qui est à la fois exceptionnel et totalement décevant, puisque c'est de loin l'anniversaire le plus occulté de l'année. De surcroît, l'injustice est grande puisque faute d'avoir pu festoyer à la mesure de l'évènement, la prochaine séance est dans un siècle. D'ici là, les gens seront devenus sourds ou bien inaptes à écouter de la musique, et fêter l'anniversaire de ce grand monsieur s'avèrera donc au pire inutile, au mieux risible. Enfin passons, et rendons-lui hommage.

Et pensons aussi à fêter les non-anniversaires! Ne sont-ce pas finalement les plus légitimes? Pourquoi devrions-nous attendre l'an 2103 pour le tri-centenaire de Berlioz, l'an 2070 pour le tricentenaire de Beethoven etc.? L'attente risquant de ne jamais trouver satisfaction, nous décidons de manifester ici notre enthousiasme très carrollesque pour les hommages rendus à ceux qui vivent encore parmi nous, et cela en dehors de tout calendrier majordudiscocratique.

En voyant hier sur arte le concert historique de Karajan avec le tout jeune et foudroyant Evgueni Kissin, puis les fameuses vidéos avec une Anne-Sophie Mutter déjà au sommet de son art (même si elle a fortement mûri sa lecture du concerto et des sonates de Beethoven depuis), je pensais à un autre très grand chef, qui pour moi est souvent bien plus passionnant que Karajan, et lui aussi découvreur de jeunes perles en son temps : Guennadi Rojdestvenski. Un maître absolu de la musique russe après 45, et dont on peut avoir un excellent aperçu de la carrière dans le DVD qui vient de paraître. Pour preuve de la magie de ce chef et de son talent de découvreur, il suffit de regarder ces quelques minutes du 1er concerto de Prokofiev avec une Postnikova de 14 ans(qui allait devenir sa femme), littéralement hallucinante par son engagement physique et mental, et qui laisse une marque indélébile sur l'auditeur. Toute l'âme russe est là.
M. Rojdestvenski aura 77 ans le 4 mai. Nous lui souhaitons un joyeux anniversaire. Mince, ce n'est pas un chiffre rond!

dimanche 13 avril 2008

Illustrer Baudelaire

Félicien Rops, Frontispice des Epaves, 1866.

Je viens d'écouter une excellente conférence d'Hélène Védrine sur les illustrations des Fleurs du mal. Elle est en ligne depuis le site du Musée d'Orsay où elle a eu lieu le 2 octobre 2007. Les autres conférences d'André Guyaux, de Robert Kopp et d'Antoine Compagnon sont beaucoup moins intéressantes, pour ce que j'en ai écouté. Premier frontispice de Félix Bracquemond, puis des artistes comme Félicien Rops, Auguste Rodin, Odilon Redon ou Matisse se sont confrontés au délicat problème de la mise en image, plus ou moins cadrée (pas toujours sous la forme d'un livre illustré à proprement parler), de la poésie baudelairienne.

Odilon Redon, couverture-frontispice pour Les Fleurs du mal (album d'estampes), 1890.

vendredi 4 avril 2008

La vie posthume de Julien Gracq

Les manuscrits de l'auteur, décédé à la fin de l'année dernière, rentrent à la BNF. C'est Bernhild Boie, l'éditrice de sa Pléïade, qui est chargée d'exercer les droits posthumes sur son œuvre. Il ne semble pas, d'après le communiqué de la BNF, qu'il y ait d'autre œuvre inédite que des fragments et notules, dont une partie seulement avait été assemblée dans les Carnets du Grand Chemin, ou dans ses deux volumes de Lettrines. Quoi qu'il en soit, les œuvres inédites ne pourront vraisemblablement pas être publiées avant 2027, vingt ans après la mort de l'auteur... Les chercheurs devront vraisemblablement se contenter des manuscrits des œuvres publiées.

jeudi 3 avril 2008

Rapport sur les dérives sectaires: satanisme et néochamanisme

Le nouveau rapport (2007) de la Miviludes vient d'être rendu public. Outre l'article habituel concernant les plus gros groupes sectaires, de type scientologie, moon, raël, etc., et l'information concernant les dérives de la pratique d'entreprise du coaching, deux passages m'ont semblé particulièrement intéressants: ceux concernant les pratiques néochamanistes d'une part, et les pratiques satanistes d'autre part. Ce qui est intéressant dans ces deux derniers cas, c'est qu'on n'a pas une seule, ou même plusieurs grosses organisations qui feraient la promotion de pratiques dangereuses, mais plutôt une sorte de "mode" indéterminée (passant par le new age
d'un côté, par la musique metal/gothique de l'autre), dans laquelle on retrouve, çà et là, des pratiques à caractère sectaire.

L'exemple du satanisme est sur ce point relativement évident : l'enquêteur de la Miviludes est bien en peine, à part quelques groupuscules néo-nazis de peu d'importance (ce qui n'enlève rien à leur pouvoir de nuisance, soit dit en passant), de citer le nom de véritables organisations fédératrices du satanisme en France. Dans ce contexte, donner des chiffres précis s'avère être un argument particulièrement fragile:

Aujourd’hui, en raison du secret dont s’entourent ces groupes, il est difficile d’en estimer le nombre et notamment celui des groupes structurés, mais les services spécialisés considèrent que le nombre d’adeptes de la mouvance satanique au sens large, toutes branches et chapelles confondues, est de l’ordre de 25 000 personnes en France, dont 80 % se situe dans la tranche d’âge des moins de 21 ans.

Gustave Doré, Satan, illustration pour Paradise Lost de John Milton, xylographie, 1866.


Malgré tout, le but de la Miviludes n'est pas seulement de dire ce qu'est une secte par rapport à ce qui ne l'est pas, mais surtout de pointer du doigt les risques de dérive sectaire. Il s'agit donc de vigilance et de prévention, et non d'accusation et de répression. Et de "dérives sectaires", pas de sectes: le but de la Miviludes est d'alerter quand à la recrudescence de profanations de tombes auto-déclarées satanistes, pas d'interdire une église satanique qui de toute façon aurait du mal à trouver ses adeptes. Comme le dit l'enquêteur lui-même avec une pointe d'ironie:

Là comme ailleurs, ce n’est pas en tant que croyance que le satanisme préoccupe la MIVILUDES, car le culte de Satan ou de toute autre divinité des ténèbres, comme toute croyance, est absolument libre en France.

Hans Ruedi Giger, Satan I, acrylique sur papier sur bois, 1976.

De même pour le néo-chamanisme, le rapport stigmatise l'apparition de professions comme "chaman d'entreprise" ou la diffusion récente du datura, drogue dangereuse manifestement à la mode dans les milieux néo-chamaniques, qui vient remplacer l'iboga et l'ayahuasca. Pas de critique du chamanisme en tant que tel, mais alerte quant aux risques réels qu'encourent des pratiquants européens peu au fait de toutes les règles qui encadrent l'utilisation de ces substances dans un contexte dit "traditionnel".

Tête de chaman, sculpture sur serpentine, art inuit. (merci à bertrand pour la photographie)

Non que je réprouve personnellement le culte de Satan ou les pratiques chamaniques (au contraire :-), mais que ce soit dans l'un ou l'autre domaine, je préfère me contenter de la musique et de la poésie.