jeudi 29 novembre 2007

Ovide et Grimm, des histoires de pères mangeurs d'enfants.

Je viens de lire un article absolument passionnant de Françoise Frontisi sur l'histoire de Procné et Philomèle, qu'Ovide raconte dans ses Métamorphoses (VI, 424-674). Je rappelle l'histoire brièvement:

Le roi de Thrace,Térée, est marié avec une princesse athénienne, Procné. Ils ont un fils, Itys. Procné veut revoir sa soeur Philomèle, elle demande à Térée d'aller la chercher à Athènes. Térée viole Philomèle sur le chemin du retour, et pour l'empêcher de parler il lui coupe la langue.

(gravure sur cuivre, édition bilingue d'Amsterdam, 1702)
Il dit à Procné que sa soeur est morte, mais celle-ci, prisonnière, trouve le moyen de lui faire parvenir une tapisserie dans laquelle elle dévoile le drame dont elle a été victime. Les deux soeurs méditent une vengeance à l'encontre de Térée. Procné tue alors son enfant, Itys, pour le servir en nourriture à son père Térée.

"le souffle de la vie animait encore ses membres que déjà toutes les deux les mettaient en pièces; elles en font bouillir une partie dans des vases de bronze; les autres, percés avec des broches, pétillent sur le feu; la chambre ruisselle de sang. Avant que Térée ait rien appris, Procné fait servir ces mets sur la table de son époux [...]. Assis sur le trône élevé de ses ancêtres, Térée consomme ce repas et engloutit sa propre chair dans ses entrailles. Telles sont les ténèbres qui enveloppent son esprit qu'il commande: "Amenez-moi Itys." Procné ne peut dissimuler une joie cruelle; maintenant elle brûle de révéler elle-même le sacrifice qu'elle a accompli: "Tu as avec toi, dit-elle, celui que tu demandes." Il promène son regard autour de lui et cherche où est l'enfant. [...] mais telle qu'elle était, Philomèle a bondi en avant et lancé la tête sanglante d'Itys à la figure de son père." (traduction de Georges Lafaye)

(burin d'une édition française de 1768)
Finalement, Térée s'apprête à tuer les deux soeurs, quand les dieux décident de métamorphoser l'une en hirondelle, l'autre en rossignol, et Térée en huppe.

Ce qui est l'objet de l'article de Mme Frontisi, c'est essentiellement la question de la condition féminine dans l'antiquité, et du sens à accorder au viol dans les Métamorphoses. Elle prend sur ce point le contrepied d'un article féministe d'Amy Richlin, qui estime que le récit d'Ovide est un texte pornographique donnant une image de la femme dégradée à l'état d'objet sexuel, et asseyant ainsi un pouvoir androcentrique. Je ne reprendrais pas toute son argumentation, mais Mme Frontisi essaye au contraire de montrer que dans le récit d'Ovide, les hommes sont autant victimes que les femmes, et que le plus grand bourreau dans l'histoire, ce n'est pas l'homme mais le destin (ou les dieux).

Ce qui m'intéresse plus directement, c'est la parenté de cette histoire avec le Conte du Genévrier, tel qu'il est rapporté par les frères Grimm, dont j'ai déjà parlé ici. On retrouve le même motif de la mère qui assassine son fils (dans Grimm c'est une belle-mère, mais on sait que dans les contes la belle-mère est une figuration de la mauvaise mère, de sa partie "noire", négative), et du père qui mange son enfant (en ragoût chez les Grimm, en ragoût et en brochettes chez Ovide).
Sauf que le récit d'Ovide se termine mal: l'enfant est définitivement mort: nous sommes dans le domaine du récit mythique, et donc du tragique, où souvent (mais pas systématiquement) les histoires se terminent mal pour les hommes qui sont des jouets entre les mains des dieux. Alors que dans le conte de Grimm, l'enfant ressuscite après une métamorphose en oiseau de feu, et trois épreuves vécues sous cette forme, et qui lui permettent de rétablir justice en tuant sa belle-mère.

Tiens donc, une métamorphose en oiseau? Dans le récit d'Ovide, on a aussi une métamorphose en oiseau. Mais des deux soeurs et de Térée, pas de l'enfant. Ceci est dû, encore une fois, à la différence de genre des deux textes: l'un est un mythe, l'autre est un conte. Et dans les mythes, les métamorphoses sont rarement réversibles. Ne pourrait-on pas néanmoins conclure de tout ça, que derrière la métamorphose des trois adultes en oiseau, chez Ovide, se cacherait une mort symbolique? Ce qui est évident chez les Grimm l'est moins chez Ovide. Mais c'est une piste d'autant plus intéressante que l'oiseau est un symbole psychopompe très répandu.

Maurice Sendak a en tout cas très bien mis en valeur cette dimension morbide de la métamorphose, en rajoutant le détail du crâne au pied de l'enfant-oiseau, dans une illustration du Conte du Genévrier (The Juniper Tree) qui date de 1973.

vendredi 23 novembre 2007

Débuts de la bande dessinée

J'ai lu récemment une excellente analyse d'un album de Gustave Doré (le célèbre illustrateur romantique), intitulé Dés-Agréments d'un voyage d'Agrément (1851), dans la revue électronique Textimage. C'est une amie, Susan Pickford (maintenant Maître de conférences à l'université de Paris-XIII), qui s'est chargée d'expliquer toutes les complexités narratologiques de cette proto-bande dessinée. Un peu théorique et jargonnant à mon goût, mais passionnant quand on s'intéresse aux rapports entre texte et image à l'époque romantique, ou de manière générale à l'histoire de la bande dessinée.


Vous excuserez la piètre qualité de l'image, c'est tout ce que j'ai trouvé sur le web. Au moins, on peut voir que Doré s'amuse avec les conventions naissantes de la bande dessinée (alignement de cases, sur lesquelles ici un importun a marché). Le livre a été réédité récemment, avec une introduction d'Annie Renonciat, par une petite maison d'édition du Gers, Le Capucin, pour ceux que cela intéresse. Dans le même registre, son Histoire de la Sainte Russie est disponible à meilleur marché, et c'est tout aussi désopilant. Pour les parisiens, j'ai vu ce dernier ouvrage à pas cher, récemment, dans un Mona Lisait. Ci-dessous une image qui commente la manière ridicule dont le spectre de la désastreuse campagne militaire napoléonienne, en Russie en 1812, est agité devant des soldats français.

dimanche 18 novembre 2007

L'utopie selon la franc-maçonnerie


A France-Culture ce matin, dans l'émission pudiquement intitulée "Divers aspects de la pensée contemporaine", j'ai entendu un entretien avec un franc-maçon de la GLF qui m'a un peu agacé.
Il avait récemment fait une planche sur l'utopie, et il a opéré une comparaison entre le "non-lieu" et le "non-temps" du rituel franc-maçon avec le non-lieu et le non-temps de l'Utopie de More.
Ce qui montre que si ce monsieur a lu More, il l'a lu un peu rapidement: l'Utopie de More n'est pas un "non-lieu" inscrit de manière atemporelle dans l'histoire. Si c'est un espace fictif, il est néanmoins situé par More dans l'espace réel des mers orientales, et il a une origine gréco-perse, il a été fondé, il est susceptible d'une évolution, etc. Ce n'est pas un instantané intemporel, une pure vision de l'esprit, mais bien une nation fictive, avec son histoire et sa géographie propres, qu'a décrit More. Elle a beau être isolée du reste du monde géographiquement, More s'attarde très longuement sur sa politique extérieure, avec d'autres pays fictifs.
La comparaison avec l'espace et le temps sacrés du rituel me paraît très malvenue. C'est typique de beaucoup de franc-maçons (mais je les connais mal, alors qu'on me pardonne si j'en blesse quelques-uns en disant ça) de brasser les idées de manière approximative, et de citer des sources qu'ils ont mal comprises ou peut-être même pas lues du tout.

samedi 17 novembre 2007

Tour de blogs

A l'invitation de Pernette, et contrairement à mes habitudes, je sors de ma tanière pour parler des blogs, et non pas "créer du contenu", comme on dit. Désolé M. Patouche :-)

Vu que Pernette m'a taguée sur son site (pour la deuxième fois, je suis très flatté!), il paraît que je "dois" faire la publicité de 5 blogs sur lesquels j'apprécie d'aller de temps en temps. Je ne suis pas un grand blogonaute, mais bon... voici la règle du jeu initiale:

“Les personnes récompensées doivent publier un article dans lequel elles feront apparaître à leur tour 5 blogs qu’elles apprécient, avec les liens vers ces derniers pour qu’on puisse les visiter.
Faire un lien vers Ilker pour que l’on puisse savoir d’où vient le prix… !!”

Tout d'abord, l'incomparable Youpifrance, qui est un site d'information sur l'actualité qui cultive le bon goût et la plaisanterie fine, avec des tags très utiles comme "degaullexxxanalgratuit" ou bien "Comité Miss France", "bougnoule", "crève pourriture d'outre espace", et j'en oublie certainement (je cite de mémoire). Un site très sérieux, donc, dans lequel tout est à prendre pour argent comptant, et dans lequel les analyses politiques les plus fines se marient avec les considérations les plus édifiantes sur le déclin de la pêche au poulpe en Mauritanie.

Ensuite, sur un ton un peu différent, je me permets de recommander la visite du blog culinaire de Pernette, avec lequel je suis en totale communion du point de vue gastronomique. J'ai déjà testé moi-même quelques-unes de ses recettes, c'est délicieux, et je ne désespère pas qu'elle rende compte de quelques-unes des miennes que je lui ai envoyées.

Puis, sur des thématiques qui sont plus proches de mon "travail", le blog textuel de Gilles, un ami féru de culture coréenne, dont je trouve les analyses plastiques très intéressantes (il ne parle pas que d'art coréen, rassurez-vous).

Il est difficile de ne pas parler de l'excellent blog d'images tirées de livres, bibliodyssey, qui écume les bibliothèques numériques du monde entier pour donner en pâture à nos yeux avides, des images splendides, tirées de toutes les formes de livres d'images possibles, du manuscrit médiéval au livre enfantin du XXe siècle, en passant par l'estampe victorienne, les cartes géographiques de la Renaissance, les manuels de démonologie du XVIIe siècle, etc. Site bourré d'images, avec à chaque fois une (trop) brève présentation du livre dont elles sont tirées. Pas du tout un blog qui fait réfléchir, mais plutôt une espèce de corne d'abondance d'images toutes plus belles les unes que les autres. Et puis on n'apprend pas qu'avec des mots!

Enfin, un excellent blog littéraire qui souvent mérite de s'y attarder un peu, celui de Pierre Assouline, dont je ne connais pas tellement l'oeuvre littéraire, mais dont j'apprécie le ton quand il parle du monde des lettres, du livre, de l'édition, des dessous des prix littéraires, etc. Le récent billet intitulé "Tintin au Congo, Sarko à Dakar", est très intéressant.

Et puis, tant qu'on y est à parler des blogs, je me permets de faire en quelque sorte de la "publicité négative", et de déconseiller fortement de laisser des commentaires sur le blog d'Alain Korkos, "La boîte à images". Je vais m'attarder un peu sur ce que je reproche à ce blog.

Le gros défaut de M. Korkos, alias M. Ka, est d'affirmer parfois de manière très péremptoire ses interprétations. Récemment, j'ai eu le malheur de faire quelques remarques qui étaient destinées non à nier, mais à relativiser son point de vue, sur un sujet que je pense connaître un peu (l'illustration des contes de fées). Je me suis fait renvoyer comme un malpropre, après un long débat où M. Ka a fait preuve d'un certain ridicule dans son argumentation, qui consistait essentiellement à dire qu'étant donné qu'il est illustrateur depuis plus de trente ans, il est bien placé pour savoir ce qui s'est passé dans la tête de Gustave Doré quand il a illustré La Barbe Bleue de Perrault. Un argument d'autorité, donc, que je me suis permis de stigmatiser comme tel.

Ma récompense, pour avoir essayé d'aider M. Ka à sortir de ses approximations, a été l'effacement de tout le débat dans la liste des commentaires. Comme ça, M. Ka est sûr qu'un prochain lecteur de son blog ne risque pas de voir le ridicule dans lequel il s'est enfoncé. Certains de ses lecteurs l'ont visiblement soutenu, mais d'autres lui ont au contraire fait remarquer le caractère déplacé de son attitude, et ont "pris ma défense". Leur message a également été effacé. En conséquence de quoi, je supprime son site de la liste de mes liens, à regret car de temps à autres, ses analyses sont intéressantes, à défaut d'être approfondies.

mardi 13 novembre 2007

Le dieu des utopiens

C'est fou, le dieu des utopiens selont Thomas More s'appelle Mythra! Je cite le passage:

Au reste, malgré la multiplicité de leurs croyances, les autres Utopiens tombent du moins d'accord sur l'existence d'un être suprême, créateur et protecteur du monde. Ils l'appellent tous dans la langue du pays, Mythra, sans que ce nom ait pour tous la même signification. Mais, quelle que soit la conception qu'ils se font de lui, chacun reconnaît en lui cette essence à la volonté et à la puissance, à laquelle tous les peuples, d'un consentement unanime, attribuent la création du monde.

La traductrice, Marie Delcourt, nous explique que le nom du dieu suprême s'explique par l'origine gréco-perse des utopiens. Mais quand même, c'est bizarre, pourquoi Thomas More, un bon chrétien anglais du début du XVIe siècle, a-t-il voulu faire de la religion de Mythra la religion principale d'Utopie?


Il semblerait (mais là, Hyeronimus en parlerait mieux que moi), que le culte de Mythra ait beaucoup inspiré les premiers chrétiens dans leurs rituels et leur symbolique (on peut noter notamment que Mythra est né un 25 décembre). On peut donc penser qu'au XVIe siècle, le culte de Mythra était considéré comme un espèce de préchristianisme païen. D'autant plus que les utopiens de More sont très réceptifs au christianisme venu d'ailleurs. Si More a choisi le culte de Mythra, c'était donc, semble-t-il, parce que c'était dans son idée la religion préchrétienne la plus propre à accepter le christianisme.
On notera par ailleurs la souplesse dogmatique et la tolérance religieuse des utopiens, qui laissent les gens croire ce qu'ils veulent, du moment qu'ils ne perturbent pas l'ordre public. A tel point qu'un nouveau partisan du christianisme particulièrement zélote est arrêté et exilé:

Un de nos néophytes fut cependant puni en ma présence. Récemment baptisé, il prêchait le christianisme en public, malgré nos conseils, avec plus de zèle que de prudence. Il s'enflamma non seulement jusqu'à dire que notre religion est supérieure aux autres, mais à les condamner toutes sans distinction, à les traiter de mécréances et leurs fidèles d'impies et de sacrilèges promis au feu éternel. On le laissa longtemps déclamer sur ce ton, puis on l'arrêta, on l'emmena et on le condamna, non pour avoir outragé la religion, mais pour avoir excité une émeute dans leur peuple. On le punit de l'exil. Car une de leurs lois, et l'une des plus anciennes, interdit de faire tort à personne à cause de sa religion.

Une première esquisse de ce que sera bien plus tard la loi française sur la laïcité? La conception de la laïcité en tant que séparation des pouvoirs est ancienne, mais je ne sais pas quand apparaît la conception moderne, qui est un cadre politico-juridique prônant une tolérance générale des différentes religions, ainsi qu'une prééminence du droit public sur le droit religieux. L'Utopie de More semble en tout cas en donner les premiers jalons.
D'où la question: devrait-on remplacer le folklore républicain par le culte de Mythra? Ca permettrait peut-être de se réconcilier avec le Moyen-Orient :-)
Ajout du 17-11:
Après consultation d'une amie philosophe, il s'avère que l'idée de la laïcité (comprise comme subordination de l'ordre religieux à l'ordre politique) n'apparaît qu'au XIXe siècle, à une époque où la Révolution Française vient fournir un modèle d'organisation politique dénué, au moins en théorie, de toute dimension religieuse.
Ce qu'on retrouve en revanche dans l'Utopie de More, c'est l'amorce de l'idée d'une religion naturelle: la Constitution d'Utopie est fondée sur le principe unanimement partagé de l'immortalité de l'âme, qui se trouve être un des principes fondamentaux de la religion naturelle chère aux penseurs classiques de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle (Locke, Hume, Rousseau). Utopie semble donc être en quelque sorte régie par une religion d'état rationnelle, qui prend l'apparence (et c'est là que ça devient intéressant) d'un ancien culte hénothéiste d'origine gréco-perse, révérant au premier chef le dieu Mythra.

lundi 5 novembre 2007

Kiefer

Je ne suis pas d'habitude amateur d'art contemporain, mais je dois avouer que les thématiques et les réalisations d'Anselm Kiefer sont loin de me laisser indifférent. Il vient de passer en entretien avec Emmanuel Laurentin, hier matin à France Culture, dans l'émission "La Fabrique de l'Histoire". Vraiment passionnant, ce monsieur, je conseille vivement aux amateurs de podcaster l'émission, si c'est encore possible. J'ai manqué l'exposition de son oeuvre "Sternenfall" au Grand Palais cet été, mais il semble qu'il expose très prochainement au Louvre.

Seraphim, 1983-1984, technique mixte sur toile, Guggenheim Museum. Une oeuvre qui fait allusion au motif biblique de l'échelle de Jacob, et donc à la kabbale et la mystique chrétienne.

Ci-dessous une oeuvre sans titre, qui date de 1996, et est exposée au Metropolitan Museum of Art. Le sujet reste assez hermétique, mais il fait appel à un imaginaire de la terre, de la végétation, de la mort, qui n'est pas sans rappeler, en tout cas pour moi, celui du poète irlandais Seamus Heaney. Un même rapport à la fois organique et mystique à la terre. On a souvent fait le rapprochement du travail de Kiefer avec Paul Celan (un livre est récemment paru sur ce sujet), mais je crois que Heaney est aussi un rapprochement intéressant. Avis aux comparatistes!


Let a Thousand Flowers bloom, une oeuvre de 2000, toujours au Metropolitan. Où l'imaginaire végétal est travaillé avec celui de l'histoire, et des constructions humaines. Toutes ces briques qui tombent en autant de fleurs, et qui forment ensemble une grande tour de Babel, sur laquelle une ombre totalitaire est projetée. Une sorte de "Maison-Dieu", en quelque sorte, une vanité architecturale qui n'est pas sans signification dans la culture allemande d'après-guerre.

Ce qui me fascine avec cet artiste, c'est qu'il n'hésite pas à reprendre à l'imagerie nazie ce que celle-ci a pris à la culture allemande. Kiefer essaye de retravailler les mythes de l'ancienne Germanie, les architectures national-socialistes, une ceraine imagerie de la forêt allemande, tout en se démarquant des valeurs politiques que l'histoire de ces motifs implique. Pour reprendre ses mots dans l'entrevue avec Emmanuel Laurentin, l'imaginaire national a été "pollué" par son appropriation nazie, et c'est comme s'il essayait d'en reprendre les vestiges, pour en donner une interprétation à la fois expurgée et très personnelle. Kiefer s'interroge sur la mémoire de la culture allemande - en somme sur son identité nationale - tout en maintenant cette interrogation dans une perspective personnelle, humaine, en dehors, il me semble en tout cas, de tout propos politique.

Dem Unbekannten Maler (Au peintre inconnu), 1982, Museum of Modern Art, NY.
Resurrexit, 1973. Encore une fois un imaginaire mystique, dans lequel l'imaginaire allemand (la forêt) et l'imaginaire biblique (le serpent) se mêlent, dans une oeuvre au symbolisme apparemment simple, mais aux implications assez lourdes. On a également rapproché l'oeuvre de Kiefer de celle du peintre Friedrich.
Il se dégage une religiosité dans les oeuvres de Kiefer... qui va de pair avec un imaginaire je trouve très cohérent, fait de terre, de végétation, d'histoire, de mystique juive (ci-dessous Zim Zum, 1990, National Gallery of Art, Washington), de mythologie nationale, de culture chrétienne.
Une vraie oeuvre, en quelque sorte, qui engage beaucoup plus que de simples problèmes formels, ou une quelconque "transformation du rapport du spectateur à l'espace" ou au langage, ou à l'art, etc., qui caractérise trop souvent l'art contemporain depuis les années 1960. Un vrai travail de la matière, mais mis au profit d'un imaginaire qui dépasse l'autotélisme de l'art contemporain habituel. Kiefer a beau être à la mode en ce moment, je pense que son oeuvre mérite d'être qualifiée de grande, et de profonde: il y a une vraie culture qui se dégage d'elle. Non pas une culture superficielle, faite de pseudo-inventions conceptuelles, mais une culture faite de symboles, d'images, et de tensions personnelles.

jeudi 1 novembre 2007

Journée symboliste

Après une soutenance mouvementée mais à l'issue heureuse, rien ne vaut une bonne exploration des musées parisiens. Comme si on n'en avait pas assez de l'histoire de l'art... Après avoir vu les gravures de Giacometti à la BNF (site Richelieu) et les photographies de Steichen au Musée du Jeu de Paume, Cha et moi avons décidé de consacrer la journée du mardi aux artistes symbolistes. On a enchaîné les dessins d'Odilon Redon au Musée d'Orsay, ceux d'Alfred Kubin au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, et les grès de Jean Carriès au Petit Palais.

L'araignée souriante d'Odilon Redon. Oui, elle a dix pattes et une bouche, c'est normal. Oeuvre très connue, mais ça fait plaisir de voir le dessin en vrai.

La Dame Blanche d'Alfred Kubin, et en dessous L'épidémie du même artiste. Cette exposition est vraiment superbe, et une exposition Kubin est tellement rare que je conseille vraiment d'aller la voir. Un univers bien morbide et bourré de clichés, mais vraiment délirant et sur bien des points angoissant. A en réjouir un psychanalyste. A découvrir ou revoir, donc, ce disciple de Félicien Rops, et ancêtre de Beksinski.


Une découverte récente pour ma part, enfin, Jean Carriès, qui est un sculpteur français de la fin du XIXe siècle. Au départ porté sur les sujets religieux, il se spécialise par la suite dans des sujets grotesques, comme des figures hybrides de grenouilles à oreilles de lapin, de faunes (ci-dessous), ou bien dans des masques grimaçants (encore ci-dessous) inspirés de l'art japonais. Il a peint un "Grenouillard" absolument sublime dont je n'ai pas réussi à trouver une image correcte à montrer ici. Mais de toute façon, la sculpture, ça gagne à être vu en vrai, et allez donc voir l'exposition du Petit Palais.